A redonner à un groupe en conflit potentiel, famille, tribu, population, une raison de s'unir, de vivre ensemble, une cohésion sociale. Il a aussi pour fonction d'éviter qu'un membre du groupe ne le quitte pour des horizons nouveaux. Le bouc émissaire est cet individu choisi pour endosser une responsabilité ou une faute pour laquelle il est totalement ou partiellement innocent. En général, celui ci est choisi hors du clan. Il n'appartient pas à celui ci, n'en partage ni les codes ni les valeurs. Il est la victime idéale, expiatoire. Il va canaliser sur lui, les frustrations, l'agressivité, du groupe. Plus le bouc émissaire tentera de se défendre, de se justifier, de clamer son innocence, de se faire accepter, plus la violence se retournera contre lui jusqu'à son bannissement et parfois même sa mise à mort. Toutes ses tentatives pour tenter de négocier avec le groupe seront vaines : gentillesse, fermeté, séduction, compréhension... Rien n'y fait.
Comment devient-on un bouc émissaire ? Simplement parce que l'on en a tous les attributs : d'abord fascinant car extérieur au clan, libre, autonome, n'appartenant à aucune groupe constitué. Cette autonomie, cet électron libre fascine. Le groupe ne peut concevoir une telle liberté, englué qu'il est dans le poids d'une famille, de codes, de rites, de dettes et de culpabilité. Ses membres n'ont ni l'envie, ni le courage, ni l'intuition qu'une vie hors du clan est possible. En ressentent-ils le besoin, qu'ils l'enfouissent immédiatement au fin fond de leur inconscient, terreau à la frustration, base de l'agressivité. Cette liberté d'être, certains membres en rêvent mais les individus qui le composent ne peuvent se désolidariser du clan sous peine de se retrouver eux mêmes bouc émissaire.
L'exil est une aventure
Certains tentent pourtant ? Partent.. vivent, tentent l'aventure de l'exil... Mais calent... Retournent dans le giron. Celui ou celle qu'ils ont suivi, celui ou celle qui leur a montré ces chemins certes incertains mais passionnants de l'individualité, de la liberté, de l'espérance personnelle est alors mis en accusation.... Si c'est une femme... C'est la sirène d'Ulysse dont les mélopées si douces n'ont d'autres objets que d'ensorceler le navigateur pour l'empêcher de retrouver Pénélope, une tentatrice démoniaque, une salope voleuse d'hommes, de mari, de coeur, une garce... En un mot... Une sorcière... Qui doit finir sur un bûcher. C'est Eve tout simplement, la tentatrice. Si c'est un homme, celui ci est plutôt taxé d'anticonformisme, d'illuminé, de mécréant, de traitre ou pire de faible, de lâche. C'est Adam.
La victime expiatoire existe depuis toujours.
Et si on en trouve les premières traces dans la Grèce antique, l'Anthropologue Français René Girard, dans « la violence et le sacré » estime que le concept est le fondement même de toutes les sociétés. Depuis mes études à Sciences-Po, j'ai toujours été fasciné par les travaux de ce grand penseur. Toute construction familiale, sociale ne pouvait donc reposer que sur un meurtre, que dis-je sur un assassinat ? Le bouc émissaire hébreu (bouc à Azazel) portant sur lui tous les pêchés d'Israel, est traîné hors de la cité, banni et parfois mis à mort. Il a pour rôle de se charger de tous les maux de la cité. Cristallisé sur ce médiateur honnis, le groupe peut alors se souder à nouveau et vaquer à ses occupations. Jésus n'est rien d'autre que ce bouc émissaire, cet Agnus Déi immolé, expiant les pêchés du monde.
Si le Bouc émissaire anonyme doit tenter de se reconstruire dans les débris de sa sphère intime, confronté à la désolation, au désespoir, au sentiment d'injustice qui envahit chaque parcelle de son coeur et de son âme, les victimes expiatoires peuplent aussi la scène politique et publique : Jeanne d'Arc, Galilée, Dreyfus, Sacco et Vanzetti, le peuple juif dans son ensemble durant la seconde guerre mondiale, les musulmans aujourd'hui ? Version moderne au cinéma Dogville de Lars von Trier. Dogville, USA. Village perdu au milieu des Rocheuses. On y vit sans ambition, mais tranquillement. Grace, belle jeune femme poursuivie par des gangsters, y fait irruption et y déclenche une révolution. Elle confronte le village à l’inconnu, à l'extérieur, au libre arbitre. Peuvent-ils accepter cette étrangère dans leurs rangs ? Le climat passe de l’émerveillement à la suspicion, puis au mépris, pour finir par faire de Grace le bouc émissaire de toutes les frustrations et de tous les fantasmes.
René Girard : « Fixer son attention admirative sur un modèle, c'est déjà lui reconnaître ou lui accorder un prestige que l'on ne possède pas, ce qui revient à constater sa propre insuffisance d'être ». Le phénomène du bouc émissaire, collectif, est la réponse inconsciente d’une communauté à la violence endémique que ses propres membres ont générée au travers des rivalités.
Le phénomène du bouc émissaire est une conséquence du « tous contre un ».
Il a pour fonction d’exclure la violence interne à la société (endémique) vers l’extérieur de cette société.Blessé, agressé, rabaissé, humilié, jeté dehors, le bouc émissaire s'il survit n'a d'autres possibilité que la disparition, la reconstruction, loin du groupe. Il doit aussi s'interroger : quelles sont ses valeurs, ses qualités, ses espérances, cette liberté qu'on lui envie tant qu'il convient, pour le groupe, de mettre à mort ? S'il ne s'interroge pas, il risque de devenir à nouveau la proie d'un autre groupe. Dès lors, s'il veut conserver ces piliers identitaires qui lui sont chers, il doit apprendre à vivre en retrait, sans ostentation. Il doit assumer une marginalité bienveillante, ancrée.
Pour le groupe, le mécanisme régulateur de la violence est temporaire. En effet, la violence endémique générée par le désir se fait, tôt ou tard, ressentir. L’on a recours alors très rapidement à un nouveau bouc émissaire.
En résumé, pour René Girard, « le bouc émissaire est le mécanisme collectif permettant à une communauté archaïque de survivre à la violence générée par le désir mimétique individuel de ses membres.Le bouc émissaire désigne également l’individu, nécessairement coupable pour ses accusateurs, mais innocent du point de vue de la « vérité », par lequel le groupe, en s’unissant uniformément contre lui, va retrouver une paix éphémère ».